« Une langue proche pour aller loin », ou l’enjeu de l’interculturel que dévoilent les préoccupations linguistiques
L’azur lumineux du ciel de méditerranée, pourfendu par les fumées de l’Etna, nous rappelle qu’ici Ulysse dut trancher la tête de la Méduse à l’aube de nos civilisations. Splendeur de l’architecture arabonormande, parfois teintée de mosaïquesbyzantines, l’omniprésence des églises aurait pu être accablante si chacune d’elle n’était une pièce incomparable dans un défilé de chefs d’œuvre extraordinaires qui nous racontent mille an d’histoire de l’art. La Sicile, à la croisée des mondes grec, carthaginois, romain, puis arabe, normand, ottoman, espagnol… et il m’en manque certainement…
Quel cadre extraordinaire pour ces quatre journées de formation (Palerme, Caltanissetta, Catane, Barcellona Pozzo di Gotto) consacrées à former des formateurs à devenir à leur tour… formateurs de formateur. Bon, j’en conviens, cette espèce de périssologie est fort lourde et le premier qui l’a commise a fait preuve d’une évidente maladresse dans sa formulation ; néanmoins, c’est bien le terme consacré dans le monde de la formation, notamment, chez les profs de langue. On m’a donc demandé d’intervenir auprès de professeur d’écoles, de collèges ou de lycées de l’île du sud de l’Italie, qui auront bientôt en charge l’accompagnement d’autres enseignants qui devront, eux, introduire la langue et la culture française à des petits du primaire et aussi de maternelle.
Quand bien même j’ai eu le bonheur d’enseigner le théâtre et le kendô à des enfants, à vrai dire de tous âges, quand j’étais encore tout jeune homme, je dois avouer que j’étais assez inquiet de cette rencontre avec ces professeurs italiens, car je n’ai jamais enseigné le français langue étrangère à des petits (même si j’ai plusieurs fois accompagné quelques professeurs dans la mise en place de leurs dispositifs de classe alors qu’ils se préparaient à entreprendre des « cours enfants » en Asie). Bref, j’allais avoir affaire à des enseignants ayant nécessairement une bien plus grande expertise de ce qui serait à transmettre à leurs stagiaires, futurs professeurs de français, que moi-même. Comment aborder la chose ?
Les années passées à mettre en œuvre plusieurs actions de démarches qualité pour les Instituts Français, d’une part, ainsi que les travaux de réflexivité pédagogique menés lors des séances du module Pratique de classe pour le DUFLE Japon, d’autre part, les formations « kaizen » données en Alliance Française, enfin, m’ont cependant appris à faire formuler, par les enseignants, les objectifs, les étapes et les démarches nécessaires à l’élaboration des processus de formation adaptés à leur cadre d’action.
C’est ainsi que, avant de livrer quelques outils pratiques et, surtout, de rendre compte des parcours déjà suivi par d’autres enseignants pour réaliser des outils de formation utiles, nous avons d’abord défriché le terrain pédagogique sicilien à partir d’une maïeutique des spécificités de leurs apprenants. J’en tire deux observations remarquables, dignes, me semble-t-il, d’être livrées à la communauté des lecteurs numériques de mes méditations pédagogiques.
Tout d’abord, lorsqu’on interroge les enseignants italiens sur le ressenti de leurs élèves, ou bien des parents de leurs élèves, ceux-ci nous disent que leurs principales préoccupations par rapport à la langue française sont… la prononciation et la grammaire. La prononciation et la grammaire ? J’ai trouvé cela assez surprenant, car, de mon côté, une belle histoire d’amour, qui m’a fait passer de l’adolescence à ma vie de jeune homme, m’a permis d’apprendre la langue italienne sansque jamais je ne me questionne ni sur l’une, ni sur l’autre. Et d’ailleurs, ma petite amie de l’époque (qui est désormais, elle même aussi, professeur de langue à New York) ne me semble pas avoir exprimé la moindre difficulté quant à ces deux points quand, en parallèle, elle a appris la langue française. Prononciation ? Grammaire ? Pourquoi ces réactions ? Pourquoi ces inquiétudes linguistiques ? Je vous avoue que j’ai la réponse clairement en tête, de même que les moyens de les guérir définitivement et assez aisément. Mais je ne vous livrerai mon secret que si vous suivez une formation en neurolinguistique !
Surtout, ce dont je voudrais prendre acte aujourd’hui, c’est le fait que, quelques soient les langues, qu’elles soient considérées comme « lointaines » (comme le japonais, le swahili ou le chinois) ou qu’il s’agisse de langues dites « proches » (en l’occurrence pour nous les langues romanes, – italien, espagnol, portugais, roumain et quelques autres), ce qui achoppe, quand elles sont apprises en classe, c’est systématiquement la même chose : prononciation et grammaire. Cela révèle assez nettement que la catégorisation en « langues proches » et « langues lointaines » n’est manifestement d’aucune utilité pour les enseignants, qui sont systématiquement confrontés aux mêmes difficultés, quelles que soient les langues. Catégorisation linguistique, descriptive donc, dont on ne voit guère ce qu’on peut en tirer du point de vu pédagogique s’il s’agit de développer l’aisance dans l’échange en langue étrangère.
Dans le même temps – et c’est la seconde chose que j’ai retenu de cette première expérience sicilienne – il est bien évident qu’il y a un accès aux « langues voisines » beaucoup plus rapide, parfois même presque immédiat, tant qu’il y a une transparence dans le lexique, dans les structures, dans les manières de se comporter et les référents culturels. Cela dit, il faut rester prudent : les faux-amis sont légions dans le lexique et, quand aux codes gestuels, il s’en trouve aussi. Bien sûr, on ne peut pas décoder le sens de la tête incliné des Japonais tant qu’on n’a pas appris ce code de leur langue silencieuse, mais il serait naïf de croire que les mouvements de mains qui accompagnent les propos des Italiens ne sont que des jeux d’emphase et des appels à la connivence, – certains se trouvant être de véritables phrases à part entière qui n’ont pas d’équivalent en français.
Retenons en tout cas que les locuteurs de langues latines peuvent aisément entrer dans les textes qui sont écrits dansd’autres langues latines et, ce faisant, faire l’expérience de… ce que… finalement, il ne comprennent pas, ou pas bien. En fait, contrairement à la confrontation à une langue-culture très éloignée, qui exige beaucoup de patience dans l’apprentissage avant de rendre possible la découverte de l’inattendu, l’entrée dans les langues proches permet – si j’ose dire, à moindre frais – de faire l’expérience interculturelle fondamentale de la différence et de la proximité. En apprenant les langues, en côtoyant leurs locuteurs surtout, on découvre des habitudes qu’on ignore, des comportements inattendus qui sont usuels chez d’autres peuples et qui rendent relatives nos évidences. C’est le point de départ du développement des compétences intercuturelles : capacité à identifier ses représentations, à les relativiser, à concevoir que d’autres représentations sont possibles, à juger de la valeur d’universalité – ou non – de certaines attitudes et de certains comportements.
Voilà un argument de poids pour encourager les petits européens à se jeter sans hésiter dans l’expérience de l’apprentissage d’une langue proche. « Une langue proche pour aller loin », brillante formule promotionnelle forgée par l’Institut Français d’Italie. Car là se trouve l’enjeu éducatif de l’apprentissage du français par les petits italiens – et il devrait en être de même de l’apprentissage de l’italien par les petits français : former aussi tôt que possible des citoyens européens, dont les aptitudes interculturelles les rendront capables de dialoguer ensuite avec le monde entier !
Olivier Massé
Palerme, Sicile, le samedi 16/09/2017